Il est passé quasiment inaperçu, cet article du The Atlantic relatant les travaux du professeur Paul Heald de l’Université de l’Illinois. Les propos de ce professeur, ainsi que les chiffres de son étude statistique, sont disponibles sur YouTube
Dans les grandes lignes, et en se basant sur les ventes du catalogue Amazon, il apparaît que les œuvres qui ont dépassé le siècle (autrement dit qui ne sont plus soumises au copyright) se vendent autant sinon plus que les nouveautés publiées en cours d’année. Mieux encore, les livres tombés dans le domaine public sont publiés par deux fois plus d’éditeurs et font l’objet de deux fois plus d’éditions (d’impressions) que des livres nouveaux, ceci pour un prix de vente sensiblement identique. Les trois mousquetaires sont au même tarif qu’une production Beigbeder. Tant que le copyright frappe les possibilités de reproduction d’un livre, ses chances de se faire mieux vendre passées les trois premières années de sortie sont quasi nulles : les chiffres ne mentent pas.
Les raisons de cette situation sont multiples. En premier lieu, la date fraîcheur d’un livre contemporain est très vite dépassée, en raison du déluge marketing des ouvrages tentant de prendre la relève. Au bout d’un an, le volume de vente d’un livre moderne chute de plus du tiers, et les espérances au bout de la troisième année ne sont plus que de 10 % du volume initial, toutes publications confondues. Les droits de reproduction n’encouragent pas trop les « reprint » compte tenu d’une part des frais que cela représente, et d’autre part de la difficulté de refaire du neuf avec du déjà vieux. Enfin, les produits imprimés ont, en volume, atteint une progression telle qu’il sort chaque année ce qui sortait en un siècle entier il n’y a pas 80 ans. L’industrie de l’édition est une forêt qui cache l’arbre en en tuant des millions (des arbres, bien entendu, et des livres par voie de conséquence). Enfin, pourrait-on ajouter, l’industrie du livre se rend coupable des mêmes excès que ceux constatés dans les domaines de l’édition musicale et cinématographique : l’éphémère et le volume de production immédiat l’emportent généralement sur la qualité, et l’on assiste depuis les années 70 à l’émergence d’une littérature de consommation courante, évènementielle, à très brève durée de vie. Il y a aussi de l’effet Britney dans les ouvrages d’hommes politiques, de chevaliers d’industrie, de romanciers-express moderne : aucune aspiration à la postérité dans ce genre d’écriture, seulement une volonté de vendre, vite, beaucoup, rapidement.
A contrario, les livres tombés dans le domaine public ne sont plus entravés par les coûts dus aux ayant-droits (aux USA, principalement des auteurs et descendants). Ils ont, de plus, franchi l’épreuve du temps, et ne sont rééditées que les valeurs sûres… les imprimeurs et grands librairies jouent sur du velour. En outre, la pérennité d’une réédition d’ancien est plus longue… d’une année sur l’autre, une édition de livre considéré comme classique ne perd que quelques pourcents de sa diffusion, et il faut attendre plus de 4 ou 5 ans pour que les ventes chutent de moitié. On est loin de la rapide obsolescence de l’écrit moderne.
Il faut préciser que cette étude porte essentiellement sur un thésaurus d’ouvrages de langue anglaise et de livres audio (qui n’ont que très peu de succès en Europe). Mais la tendance générale s’applique également au marché européen pour ce qui concerne l’édition papier.
Il y a fort à parier que ces statistiques sont connues depuis très longtemps par les éditeurs eux-mêmes. Pour preuve, certaines maisons d’édition tentent de « se refaire » en numérisant, puis en vendant et en protégeant avec des DRM, des œuvres françaises appartenant au domaine public. Racket pour certains, préservation de la mission d’éditeur pour d’autres, la position est difficilement défendable puisque ces œuvres numériques ne coûtent rien en termes de diffusion.
En outre, l’on voit apparaître depuis quelques temps des lobbys d’éditeurs qui militent en faveur d’une appropriation des œuvres « anciennes mais non encore tombées dans le domaine public », dites Œuvres Orphelines. Si l’on se rapporte au graphique ci-dessus fourni par l’étude du professeur Heald, il s’agit ni plus ni moins de « décaler vers la gauche » les ventes de livres encore protégés par les droits de reproduction, qui ne coûteraient rien en terme de réédition (faute d’ayant droit déclarés) mais qui pourraient rapporter autant qu’une rosière de l’année. L’appât du gain est tel que des mouvements de pression agissent au niveau Européen pour organiser ce que certains (dont l’Aful) considèrent comme une forme de vol organisé au profit d’un quarteron d’entreprises financières.
Nous nous trouvons aujourd’hui à l’aube d’une évolution des usages, qui pourrait bien changer une nouvelle fois les statistiques des grands ( du grand) marchands de livres : le livre électronique. Plus aucun circuit de diffusion physique n’est nécessaire entre l’éditeur et le lecteur. Sans oublier un détail qui a son importance : l’écriture ne se démode pas. Si l’on peut sourire aux accents larmoyants de Tino Rossi ou de Léo Dassary, les mots et les idées de Lucrèce, de Dumas, de Plutarque, de Balzac, voire de Pierre Dac ou de Michel Audiard ne prennent pas une ride. Ce qui veut dire que plus se développera le livre électronique, plus l’industrie de l’édition sera en concurrence directe avec un mastodonte indestructible, le thésaurus des œuvres du domaine public, celui-là même qui se « vend » autant que les productions de l’année lorsqu’il est réédité en format papier, et qui risque bien de battre tous les records s’il est disponible et diffusé gratuitement sur le marché des tablettes tactiles et liseuses.
Tout comme dans les domaines de la musique et de la vidéo, la seule parade que pourront trouver les éditeurs consistera à augmenter la proportion d’œuvres de qualité dans la soupe générale de la production de consommation. Dans le cas contraire, il faudra s’attendre à ce que se reproduisent les mêmes erreurs, les mêmes fausses études, les mêmes cris d’orfraie, les mêmes rudutexelisations d’une industrie qui est nettement moins bien portante que celle de la musique de distraction ou des blockbusters Hollywoodiens.