A noter que l’amorce de cette évolution vers le dématérialisé et l’ebook se traduit déjà par l’apparition d’une filière de piratage. Certes encore timide, mais proportionnelle à la place encore réduite que tient le livre électronique dans notre société. Une tendance qui pourrait bien s’amplifier en raison d’une massification des acteurs en présence. Car en éliminant, par suppression des réseaux de libraires de quartier, les petites maisons d’édition, le business du livre risque de succomber à la tentation du formatage, de la production adaptée au marché… et donc à la paupérisation du contenu. Tout comme dans le monde de la variété, la chute de la valeur intrinsèque artistique et culturelle des productions, donc sa dépréciation aux yeux des consommateurs, pourrait bien accélérer son foisonnement sur les réseaux P2P ou les sites de Direct Download. Et selon cette même logique, il y sera plus facile de retrouver du Desforges que du Pennac, des collections de l’Equipe que le dernier Onfray.
Tous les ingrédients sont déjà réunis pour que se mijote une Hadopi 3 ou 4 prenant comme prétexte cette fois le piratage des livres, ce qui pourrait être une occasion supplémentaire pour renforcer les dispositifs de surveillance IP sur des points que le législateur aurait, par mégarde, oublié. L’on parlera alors d’œuvres littéraires en péril, du sabordage du Patrimoine de la Pensée Moderne par des pirates irresponsables, et l’on fera témoigner le dernier Goncourt ou un postulant du Femina qui voudra bien clamer sa misère et la perte de son âme dans le maelstrom du réseau de réseaux.
L’autre écueil que devra éviter la nouvelle industrie du livre, c’est l’usage irréfléchi des outils de limitation d’usage, autrement dit les DRM (dispositifs anti-copie). Si l’industrie succombe à cette tentation sécuritaire, ce pourrait bien être la dernière balle qu’elle se tirera dans le pied avant son formatage par quelque grand groupe américain supportant des syndicats d’auteurs payés à la commande. Car, en tentant d’interdire l’échange et la copie d’ouvrages mêmes commerciaux, les boutiquiers de l’édition rendront illégal ce qui fait le plaisir de lire : découvrir un auteur et partager la passion qu’il peut susciter, transmettre ce bloc d’encre et de papier à un membre de sa famille, à un ami, à un proche, en lui disant « tiens, celui-là te plaira ». Le livre est avant tout un outil de communication. Non pas seulement entre son auteur et le lecteur, mais entre lecteurs dans une communauté d’esprit. C’est précisément de cette évangélisation par les amoureux des lettres que se constitue la chose la plus précieuse qui soit pour un éditeur : le lectorat. Une idée incompatible avec toute notion de sécurité informatique.
Tout comme sur le créneau des logiciels et des systèmes d’exploitation, les partisans du « Libre » ont leur rôle à jouer. Rôle d’autant plus important que déjà, quelques institutions ont ouvert la voie. Le projet Gutemberg notamment, les centaines de sites diffusant des ebook gratuits, la Bibliothèque Nationale aussi, sans oublier les auteurs qui placent leurs œuvres en Creative Commons. Contrairement au secteur du logiciel libre, qui a dû se constituer un catalogue au prix d’efforts considérables, l’édition du livre libre possède déjà un formidable thésaurus vieux de quelques millénaires et riche de milliards d’écrits. D’un point de vue technique, rien ne devrait à terme distinguer un ebook gratuit de son équivalent commercial… si ce n’est le fait que ce dernier sera ipso facto une œuvre contemporaine.