136 pages de chiffres, de sigles nébuleux, d’anglicismes indigestes, de mot-valise : le tout dernier rapport que l’Hadopi a commandé à l’Idate a été longuement analysé et critiqué par nos confrères de Numérama. Deux articles notamment dressent un tableau flatteur de l’étendue tentaculaire des sites de streaming dans le monde (statistiques effectuées avant la fermeture de Megavidéo et Allostreaming) et du chiffre d’affaire estimé (très généreusement estiment nos confrères) récolté par les services de publicité desdits sites. Statiques qui, dans les deux cas, rappellent un peu les méthodes de calcul de la cybercriminalité. Bon maquignon fait toujours boire le veau avant la pesée, d’autant plus que le principal abreuvoir à chiffre utilise les métrique Alexa, une « tool bar » d’analyse statistique qui n’estime que les habitudes de navigation de ceux qui ont accepté la présence de ce « spyware de profilage ».
Il en ressort notamment quelques constantes intéressantes : les sites de streaming, tout comme ceux liés aux échanges P2P, sont alimentés par des régies publicitaires généralement situées en dehors du territoire Européen, possédant souvent un quartier général dans un paradis fiscal ou dans un pays peu regardant sur le suivi des « formulaires 10Q et 10K » en usage Outre Atlantique. Les contenus des publicités sont identiques à ceux qui, depuis des années, servaient à alimenter les caisses des sites d’aiguillage P2P : sites de jeux de hasard et de cyber-sexe, que l’Idate résume avec la formule « prédominance du poker, des jeux, et de différentes « offres » au sérieux douteux ». Rappelons qu’au nombre de ces sites au contenu douteux se sont trouvés des serveurs de jeu je poker en ligne bénis par l’actuel gouvernement et affichant fièrement leur appartenance à l’Arjel. Les revenus publicitaires sont calculés en fonction d’une équation complexe dans laquelle intervient la notion de visiteurs uniques, de « clics vrais » et autres indices de fréquentation. Plus le site est important, plus le visiteur unique est valorisé, mais il existe parfois des écarts très important entre ce qui est estimé et la réalité du terrain. Les tarifs publicitaires ne subissent pas une inflation linéaire en fonction de la fréquentation.
Cette manne est complétée par les abonnements payés par une partie des utilisateurs qui acceptent de payer pour obtenir des services « premium ». Si les tarifs peuvent être considérés comme élevés en regard d’un abonnement ADSL, ils ne représentent en moyenne qu’entre 8 et 10 % des consommateurs de flux. A ces apports d’argent frais doivent être soustraits les frais de transactions bancaires, le payement des intermédiaires et sites « rabatteurs », les frais techniques d’infrastructure (ceux de Megaupload avaient été estimés à 9000 $ par jour), salaires et coût de l’infrastructure télécom non compris. Mais malgré ces dépenses, l’Idate estime que, pour ce qui concerne les sites de téléchargement les plus importants, la marge brute peut être excessivement élevée : 72% pour les gros fournisseurs de streaming, 81% pour les ténors du direct download, 98% pour les grands du référencement.
Ce qui permet à l’étude de conclure « Au final, le marché total de la consommation de services et sites de contenus en streaming et téléchargement direct (hors P2P), dans le périmètre de l’étude, sur un an glissant de contenus vidéos et musiques est donc de l’ordre de 51 à 72,5 millions EUR en France ». Rappelons une fois de plus l’absence de base métrique sérieuse qui permettrait d’obtenir une estimation plus précise. En toute logique, le chapitre suivant, intitulé« Comparaison avec les marchés licites correspondants ». Après quelques explications liminaires, l’étude situe aux environs de 177M€ le marché pour la vidéo et la musique, dont 109 M€ pour la musique et par conséquent 68M€ pour la vidéo. Le « marché » du streaming et du download friserait donc le tiers du marché légal en chiffre, et, limité au seul secteur de la vidéo, serait même son équivalent. Ce qui minimise donc l’importance de ce marché « illégal » si l’on considère la quasi absence d’offre légale, réaliste, et abordable en France. Constater que le piratage est proche du tiers d’un non-marché totalement anémique fait espérer qu’effectivement le secteur des contenus de divertissement en ligne a de beaux jours devant lui… à condition que tout soit fait pour qu’il se développe. Avec un tant soit peu d’efforts (un abaissement des tarifs), le marché « légal » pourrait bien écraser d’un revers de manche les profiteurs de l’offre illégale. Après tout, il ne s’agit pas d’œuvres artistiques, seulement de contenu de divertissement à très faible durée de vie… de la musique et de la vidéo « kleenex » explique l’étude en ses premiers chapitres. Et lorsque l’on maîtrise la source même de ce genre de production industrielle, il n’est pas très difficile d’en maîtriser également la diffusion.
S’en suit une analyse des conséquences de la fermeture Megaupload. Indiscutablement, ce coup d’arrêt porté par le FBI, ainsi que les promesses de poursuites visant d’autres prestataires a fortement diminué le volume des téléchargements. La chose est habituelle. Après tout, il a bien fallu plus de 6 mois pour que les réseaux mafieux du RBN se restructurent autour de serveurs plus atomisés, moins visibles…. Et que dire des prétendues victoires de l’Hadopi dans sa bataille contre le P2P et qui se sont soldées précisément par une montée en puissance des sites de streaming et de Direct Download. Aucune raison que cette règle du « repli vers une autre solution technique précédée d’une période de stagnation » ne s’applique pas au marché pourtant moins noir de la consommation compulsive de séries B. Le rapport de l’Idate porte sur ce point un regard objectif et s’attend à ce que s’opère une « réorganisation plutôt qu’une régression » du trafic. Bataille vaine et sans fin de l’avis même de l’observateur mandaté.
Imaginons un instant que la Rue du Texel parvienne, par un coup de baguette techno-magique, à supprimer la totalité du trafic streaming et téléchargement illégal (hypothèse totalement irréaliste et fantaisiste, car seuls les prestataires d’offres de services Français peuvent avoir ce pouvoir en développant un catalogue intéressant). Imaginons donc que pour une fois dans l’histoire de la diffusion de contenu, l’école répressive aveugle ne visant que les consommateurs porte ses fruits. Il se produirait alors quelque chose de bien plus intéressant : le développement d’une multitude de services VPN aux adresses difficiles à repérer (fast flux ou assimilés, faisons confiance à leurs administrateurs pour trouver), services qui permettront aux clients Européens de pouvoir bénéficier des offres légales d’Outre Atlantique ou d’Asie, aux abonnements d’ores et déjà moins coûteux que tout ce qui existe actuellement en Europe. Exit l’exception « culturelle » nationale. S’ensuivrait alors une chasse aux services VPN. Une fois de plus une tentative de réponse technique à un problème politique et commercial, mais qui reposerait cette fois très clairement sur une segmentation géographique des marchés imposés par les sociétés de production (les fameuses « zones » qui entravent déjà la commercialisation des DVD-Rom). Cette nouvelle lutte pour préserver le pré-carré des Majors permettrait à l’Idate et à l’Hadopi de publier un nouveau rapport de 136 pages prouvant que les VPN sont bien morts… et ainsi de suite. Comme il existe 1024 protocoles Serveur référencés utilisant des ports « qualifiés et bien connus », cette guéguerre de la chasse à l’encapsulation risque de durer encore quelques siècles, justifiant au passage le flicage et le contrôle de la quasi-totalité des outils qui font la puissance d’Internet.
N’oublions pas qu’Alexa est entièrement en Anglais, donc très rarement installé par le public Francophone, qu’il n’existe que sous Windows, sur certains navigateurs, et à condition que ces derniers ne surfent pas en mode confidentiel.
Bref, une grande crise de rire pour ce qui est du sérieux de ces chiffres.