Lorsque le moteur de recherche Google renvoie plus de 77 000 réponses à la requête « Amesys torture », c’est qu’il se passe quelque chose de nouveau depuis la plainte déposée l’an passé par la Fédération Internationale des Droits de l’Homme. En effet, une enquête vient d’être ouverte par un bureau du Tribunal de Grande Instance de Paris spécialisé dans les crimes de guerre, crimes contre l’humanité et génocides. L’enquête en question serait diligentée par le juge Céline Hildenbrandt.
L’affaire Amesys, c’est avant tout le travail de deux médias, de trois journalistes : Owni, et notre confrère Jean Marc Manach, auteur du livre « Au pays de Candy », ainsi que de MM Antoine Champagne et Olivier Laurelli, de Reflets.info. C’est également la conséquence de l’attitude très ambigüe du gouvernement Sarkozy avec les gouvernements musclés d’Afrique du Nord. Entre les « conseils et soutiens logistiques » proposés au gouvernement Tunisien en pleine révolution et la volonté de considérer les outils de flicage télécom comme de simples « logiciels commerciaux en vente libre dans le civil », on ne peut pas franchement dire qu’il y ait eu un grand souci éthique en matière de relations internationales. Et c’est précisément cette ambigüité, cette volonté de ne pas trop se compromettre d’un point de vue politique qui a provoqué l’affaire Amesys.
Des décisions schizophréniques
Le fond du problème est de savoir si le catalogue Amesys (et plus particulièrement son logiciel de surveillance multi médias au sens originel du terme) est ou non assimilable à une arme ou un instrument militaire ou policier. Si oui, la vente d’une telle « solution » met directement en cause la responsabilité du gouvernement en place à l’époque, car le commerce d’armes répond à des règles bien précises et à des choix politiques affichés. On ne vend pas un sous-marin ou un missile comme un kilo de carottes et un système de surveillance Eagle comme un traitement de texte. Si Eagle n’appartient pas à cette catégorie d’outils contingentés à l’export (ce qui a toujours été l’argument principal avancé tant par le gouvernement de l’époque que par la direction de Bull), c’est la seule responsabilité des dirigeants d’Amesys qui est alors engagée. Responsabilité évidente, car même si la direction de l’entreprise filiale de Bull à l’époque ne savait rien des pratiques du gouvernement Kadhafi (était-ce possible ?), personne en revanche ne pouvait ignorer tout ce dont était capable le programme et les outils associés vendus dans ce contrat. A priori, un développeur sais ce qu’il écrit, un intégrateur sait ce qu’il assemble et en connait les limites technologiques. De l’écoute téléphonique au flicage d’internet, en passant par la surveillance des communications radio, Eagle pouvait tout savoir, tout surveiller, et les arguments publicitaires d’Amesys ne cessaient de l’affirmer. Comment alors s’étonner du « détournement imprévu d’un outil conçu pour lutter contre les cyberpédophiles » ?
L’enquête du juge Hildenbrandt va donc soulever deux questions. La première est celle de la responsabilité d’Amesys. Et plus particulièrement de ses dirigeants et de son chef suprême à l’époque, Philippe Vannier, actuellement à la tête de Bull. La seconde question est celle de l’absence de loi encadrant la vente et l’usage de tels outils (ce qui revient à se poser la question de la véritable responsabilité de Vannier et du coupable désintérêt des Ministres en place). Car comment expliquer ce constant souci de légiférer, sept ans durant, tout ce qui touche aux nouvelles technologies et à leurs dérives d’usage (lopsi, LCEN, loppsi, Hadopi etc.) et accepter l’ignorance touchant les activités d’une Amesys ? Il y a là un hiatus. Hiatus compréhensible pourtant, car en l’absence d’encadrement légal, point n’est besoin d’autoriser ou d’interdire. Dans ces conditions, les responsabilités ne dépassent pas le stade « industriel » et les Ministres conservent leur maroquin. Maroquin qu’un écart Tunisien avait fait perdre à Michèle Alliot-Marie lors de l’affaire des grenades lacrymogènes nous rappellent nos confrères de l’Express. Une grenade, c’est un arme, et en vendre à un dictateur n’est pas très sain pour un Ministre qui souhaite conserver son siège, alors évitons d’assimiler un logiciel de flicage à une arme… la diplomatie, le commerce extérieur et les lambris du Quai d’Orsay n’en souffriront pas.
Certes, il n’est pas du ressort du juge Hildenbrandt de proposer un texte de loi. Cela relève de la responsabilité du gouvernement actuel, et plus particulièrement des Ministères de l’Industrie, de l’Intérieur, des Affaires Etrangères… et de notre nouvelle ministre déléguée des PME, de l’Innovation et de l’Économie numérique. Avec les conséquences que l’on imagine, car il faudra bien également statuer sur la nature des outils numériques et les conditions d’usage des équipements des services de police Français et Européens. Il ne pourra y avoir de « gentils outils anti-pédophiles » d’un côté et de « méchantes applications que l’on ne vend pas aux dictateurs » de l’autre. La responsabilité de vendre à un pays tiers ou d’équiper les services régaliens avec de tels équipements de surveillance doit relever du politique, lequel aura des comptes à rendre en cas de dérive. Tout comme Michèle Alliot-Marie a été sacrifiée sur l’autel des larmes en conserve, les futurs Ministres des TIC ou des Affaires Etrangères pourront sauter pour avoir accepté tel ou tel contrat d’Etat dont les dérives d’usage étaient prévisibles. Les Etats-Unis ont entamé une démarche en ce sens, peut-on imaginer que le mouvement soit suivi par le Parlement Européen et par nos députés ?