Hadopi, les dégâts des premiers Albaniciels

Juridique - Législation - Posté on 15 Juin 2010 at 1:39 par Solange Belkhayat-Fuchs

L’histoire commence un peu comme un échange sur le court central de Roland Garros : le blogueur Bluetouff dévoile que les premiers logiciels de « sécurisation » Hadopi (celui d’Orange en particulier) provoquent des fuites de données assez étonnantes de la part d’un opérateur (http://bluetouff.com/2010/06/13/orange-vous-securise-ayez-confiance/) qui se veut sérieux. L’Albaniciel échange, entre le poste du « client protégé » et le serveur de supervision, des informations transitant en clair sur Internet.

Renvoi de fond de court de la part de Cédric Blancher, qui, sortant à peine de l’amphithéâtre de l’Université de Rennes, en rajoute une couche en faisant remarquer une seconde et probable vulnérabilité liée à JBoss (car c’est précisément JBoss qu’utilise le logiciel de surveillance Orange).

N’ayant aucune envie de perdre son service, Bluetouff tente et réussit un revers, accompagné d’un superbe néologisme : le « failware de sécurisation Orange ». Et rappelle que, pour voir sa propre machine potentiellement compromise et son numéro IP semé aux quatre vents, les usagers doivent tout de même payer 2 euros par mois ce qui, multiplié par le nombre de personnes « sensibilisées » par les discours anxiogènes des promoteurs d’Hadopi, peut représenter une « opportunité commerciale » avantageuse.

Rappelons au passage que les Albaniciels étaient à l’origine destinés à « protéger » les usagers du Net contre les méfaits des « insiders téléchargeurs compulsifs ». En d’autres termes, il s’agit d’éroder la confiance qui peut régner au sein d’une cellule familiale pour mieux justifier l’installation de programmes de surveillance et de contrôle de contenu.

Une disposition dans l’air du temps

Alors, les hadopiciels sonnent-ils la fin de l’Internet Libre ? C’est là une question trop parcellaire. Il y a près deux ans et demi, Jean Marie Chauvet, éditorialiste-agitateur chez nos confrères d’ITR News, écrivait à propos du Rapport Olivennes

… « Sonia Katyal de la Fordham School of Law appelait très justement les « nouveaux réseaux de surveillance ». Il s’agit d’instaurer progressivement un régime extrajudiciaire de contrôle et de sanction des infractions aux réglementations de la contrefaçon et du copyright, dont l’inspiration rappelle inévitablement la métaphore du Panopticon de Jeremy Bentham »

Si l’on écarte la vision Foucaultienne du panoptique, parcellaire et partiale à tel point qu’elle transformerait en HLM le Familistère Gaudin, on ne peut que reconnaître la justesse de la vision de Katyal/Chauvet sur cette forme de « privatisation » des institutions d’Etats dans notre monde moderne. Avec pour premier justificatif, sous couvert de sécurité, l’économie à court terme induit par cette forme de sous-traitance. Confier à des opérateurs et fournisseurs de services –voir directement aux parties concernées- le droit de rendre justice sans que la Justice n’ait à intervenir, c’est là une logique de désengagement financier de la fonction publique qui rejoint d’autres actions. Ainsi la disparition progressive des antennes de gendarmerie dans les villages, au profit de « police municipale » -euphémisme intéressant pour désigner une milice locale financièrement supportée par les communes-. Ainsi la sous-traitance à des entreprises de droit privé chargées de la gestion à la fois des cinémomètres et de la verbalisation des excès de vitesse. Ainsi –l’exemple américain est là pour prouver cette tendance- la rétrocession à des entreprises privées des centres de détention, voir des centres d’éducation surveillée pour mineurs… ou, pis encore, l’entrée dans la ronde d’entreprises spécialisées dans la « sécurité physique des biens et des personnes sur les terrains d’opération »… en d’autres termes la privatisation de certains pans des forces armées par des Halliburton.

Si cette logique n’a rien de choquant dans des pays où le néolibéralisme confine à la religion, elle est difficilement acceptée en Europe, où les quatre attributs du pouvoir –Police, Justice, Finance et Armée- sont le ciment pour lequel le citoyen accepte de payer des impôts et à s’identifie à une nation. L’on pourrait adjoindre à ces secteurs « sacrés et intouchables » ceux de la santé, des infrastructures routières, des flux indispensables (eaux, gaz-électricité), des télécoms, de l’enseignement… domaines qui, peu à peu, sont « expulsés » du sein de l’Etat-Nation pour des raisons de « réalisme économique ». Sujet du Bac des années 2020 : sans ces institutions, un Etat est-il toujours un Etat ?

Il y a bien plus, derrière Hadopi et les Albaniciels qu’une simple chasse aux pirates de chansonnettes et autre futilités. En « inventant » Hadopi, l’actuel Gouvernement a répondu favorablement à la demande pressante d’un lobby –les éditeurs et industriels du loisir-, sans pour autant s’engager dans la moindre démarche institutionnelle, puisque la concrétisation de ce soutien relève précisément d’initiatives également privées. Et qui dit initiative privée pense immédiatement « logique de rentabilité », indépendamment de tout impératif qualitatif et éducatif.

Orange n’est donc pas coupable, ou du moins pas responsable, mais victime de cette logique du « rendement sécuritaire » et du désengagement institutionnel. Placé dans une situation analogue, un organisme public aurait mis en place probablement les mêmes mécanismes, mais avec une optique différente, visant à la disparition ou la forte diminution du piratage. En confiant ce travail au secteur privé, mu par une logique de bénéfice et de croissance, l’Etat a mis en place un système qui vise à faire perdurer et le piratage par téléchargement, et la victimisation des éditeurs du secteur du loisir. Car quel intérêt aurait une entreprise à développer, diffuser, entretenir une base de logiciels Hadopi si c’était pour voir s’étioler les ventes par excès d’efficacité ?

2 commentaires

  1. Gourmet

    La conclusion est pertinente et rejoint mon évocation de l’augmentation incessante des impôts non locaux alors que l’état se désengage de ses missions de service public.
    L’état n’est plus à une schizophrénie près.
    Remémorons-nous l’histoire du tabac où l’état est à la fois débiteur (la santé) et créditeur (les taxes).

    En augmentant les taxes pour se forger une image de combattant contre le cancer induit par le tabac mais en forçant, par derrière, le passage de la santé au privé comment ne pas se douter que l’état n’en a plus rien à faire du citoyen et qu’il a tout intérêt à ce que les cancers perdurent afin de valoriser son infrastructure santé auprès du privé acheteur (*) ?

    Autre effet, il a été reconnu que le piratage devrait rapporter bien davantage aux ayant-droits que la vente de supports.
    Dans les faits c’est moins vrai car la résistance s’organise.
    En effet, menacer de procès à la cantonade (il en sortira toujours bien qqchose), ramène, lorsque ça fonctionne un pactole par tête de pipe bien supérieur à ce qu’un ayant-droit est en droit d’attendre d’un consommateur moyen : 500 ou 1000 euros par individu, renouvelé chaque année (ben oui), c’est un business.

    db

    (*) Encore que le léger part au privé et le lourd reste au public a-t-on dit. Et le traitement du cancer est un traitement lourd.

  2. Gourmet

    Autre sujet de bac :
    sans ces institutions, pourquoi continuer à payer des impôts sur les revenus ?
    L’état se désengage mais les impôts (non locaux) augmentent.
    Chercher donc l’erreur !
    db

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