Alors que l’on entend grincer chaque jour un peu plus le ressort du siège éjectable qui menace les locataires de la Rue du Texel, de nouveaux chiffres, de nouveaux éclairages laissent entendre des vérités nouvelles, ou plus exactement des faits que peu de personnes veulent entendre.
A commencer par cette étonnante frénésie pré-électorale qui frappe la Haute Autorité, qui, coup sur coup, lance les premières procédures qui conduiront aux poursuites de contrevenants supposés et vante à qui veut bien l’entendre son efficacité au fil d’un rapport de 14 pages au contenu discutable… et discuté, notamment par nos confrères du, Figaro, journal que l’on peut difficilement taxer d’antigouvernemental. Dans les grandes lignes, le mécanisme de délation mis en place par la Haute Autorité et assuré par des entreprises privées prétend à des victoires (la baisse du téléchargement de fichiers de musique et de vidéo numérique) en utilisant des statistiques expurgées. Certes, la peur du gendarme a fait brutalement baisser la fréquentation des sites d’échange P2P, cela ne fait aucun doute. Mais la brusque montée en puissance des sites de streaming a volontairement été sous-évaluée dans cette étude, explique l’article du « Fig.com ». L’article en profite d’ailleurs pour revenir sur un sujet qui fâche, l’indigence de l’offre légale en matière de produits de divertissement sur support numérique (et ce, malgré les tentatives de maquillage d’échelle effectuées sur les graphiques du rapport Hadopi). S’ajoute à cette pauvreté de l’offre les freins que les éditeurs imposent aux produits ainsi diffusés (verticalité des plateformes, catalogue peu étoffé, application de mécanismes anti-copie allant à l’encontre du principe de l’écoute « mobile »…).
Nos confrères de PCInpact rappellent à ce sujet une vieille étude de 2012 qui laissait clairement entendre que le « piratage » était un vecteur favorisant la consommation de produits légaux : plus je consomme, plus je suis victime d’accoutumance, plus je suis accoutumé, plus je cherche à enrichir les canaux d’addiction, donc plus j’achète de disques et de DVD. Cette logique qui règle depuis toujours le business de l’édition musicale, littéraire et cinématographique (voir également des logiciels) pourrait pourtant constituer la nouvelle voie qu’une Hadopi pourrait exploiter avec profit.
Mais pour y parvenir, il faudrait qu’un certain nombre de choses change. A commencer par la « motivation » des actions de la Haute Autorité. Interrogé lors d’un débat public sur les raisons des dispositions et sanctions, le patron même de l’Hadopi déclarait « parce qu’il fallait bien faire quelque chose ». Une politique de l’action à tout prix qui manquerait malencontreusement de réflexion étayée.
Si motivation il fallait trouver, ce serait déjà en abandonnant le langage amphigourique tenu jusqu’à présent. Ne plus parler d’œuvres, de mise en danger de la création artistique, de dols qui contraignent les artistes au chômage … L’art réel n’est que ce qui résiste au temps, quant au terme générique d’ayant-droit , il désigne financièrement essentiellement les sociétés de production, et quasiment pas les auteurs-interprètes. Une Hadopi qui clamerait franchement qu’elle défend avant tout les intérêts d’un système de fabrication de produits formatés, industriels, pourrait enfin justifier le fait que la duplication d’un produit (et non son vol au sens technique du terme) constitue un manque à gagner pour un business de produits de variétés et de divertissement (et ne voyons pas la moindre connotation péjorative dans cette formulation). Il n’y a dans cette vision aucune prétention artistique, aucun pseudo héritage créatif, seulement une logique de l’argent.
Si justification à la répression il fallait trouver, ce serait à la seule condition que les contrevenants les plus « coupables » soient punis proportionnellement à leurs méfaits. On appelle ça la « proportionnalité de la peine », notion absente de l’actuelle loi régissant le cadre de la Haute Autorité. Un adolescent accro à David Guetta peut fort bien fauter 3 fois de suite… sans pour autant mériter le titre de Serial Downloader. Techniquement parlant, c’est une victime du consumérisme de variétés. Il est en revanche assez étrange que l’Hadopi n’ait elle-même engagé aucune poursuite sur des IP qui ne téléchargent jamais mais qui « font télécharger », adresses pourtant généralement situées au sein de l’espace européen. EZTV par exemple et à tout hasard. Ou lorsqu’une organisation politique, une institution officielle ou qu’un élu quelconque se rend ouvertement coupable de violation de la loi et ne déclenche strictement aucun début d’enquête. La notion d’exemplarité et de responsabilité est pourtant bien présente dans le droit Français. Cette inertie, aux yeux du public, est rapidement assimilée à une coupable cécité, voir intelligence. Vae victis, malheur aux faibles. Passons sur l’impossible poursuite judiciaire des « incitations et culpabilités par intention » des opérateurs télécom et fournisseurs d’accès qui, bien que conscients de la quasi inexistence d’offre légale, continuent à argumenter à coup de « mégabits/seconde » et de « téléchargement rapide ». Las, ces intermédiaires sont difficiles à prendre sur le fait. Toute menace d’imposition directe ou indirecte se répercuterait d’ailleurs sur le montant des abonnements. Ces promoteurs du piratage sont totalement inattaquables. D’ailleurs, ne faut-il pas leur « acheter » le service consistant à fournir les noms de leurs clients ayant utilisé les adresses IP capturées par les services de délation de l’Hadopi ? Il y a là un pouvoir politico-financier absolument intouchable, contre qui la moindre menace se retournera vers l’internaute-citoyen, que celui-ci soit coupable… ou pas.
Si adhésion à sa politique il fallait inventer, ce serait enfin que l’Hadopi puisse reconvertir une partie de son budget dans l’aide à la création individuelle et de petites structures (les labels indépendants par exemple) et non dans la consolidation financière d’entreprises de production et de diffusion de grandes envergures qui, elles, ne se sont jamais aussi bien portées. Ce serait là faire preuve de parti-pris, sans le moindre doute. Mais les gestes politiques les plus forts sont précisément ceux qui vont à l’encontre de la logique financière. On ne peut éternellement parler d’exception culturelle sans parfois tenter de jouer ces cartes de l’exception… et de la culture.
Car si incitation à la consommation il fallait créer, ce serait avant tout en redonnant au monde du show-business une apparence de valeur par la richesse et de diversité, diversité issue précisément des productions des labels indépendants et des auteurs travaillant hors de tout sérail. Il ne s’agit pas là de rêver la mort des grandes usines à tubes et à séries B, mais d’espérer se voir instituer un mécénat d’Etat alimenté par les débordements de l’économie numérique. C’est cet apport de qualité qui diminuera la dépréciation générale des productions aux yeux des consommateurs. On pirate bien souvent parce que l’on considère que le produit ne mérite pas son coût affiché (surtout au tarif des offres en ligne, voir l’article de Cedric Blancher à ce sujet). En rendant à ces productions de divertissement au moins un vernis de prétention réellement artistique et créateur, l’on commencerait très probablement à culpabiliser ou responsabiliser les internautes qualifiés de « pirates »… alors qu’ils ne sont généralement que consommateurs de productions sans valeur.