Tout client d’Amazon le sait depuis une bonne semaine : le « kindle » débarque en France. Le Kindle, c’est l’un des nombreux ebooks qui nous viennent d’outre-Atlantique et qui, sous la forme d’un écran plat de quelques grammes, offre potentiellement l’équivalent de la bibliothèque de Babel.
Immanquablement, les média radio-TV ont titré comme un seul homme sur une prochaine querelle des anciens et des modernes, des partisans du « bon vieux papier » et fanatiques de la modernitude. Mais tandis que les uns s’extasient sur la simplicité d’une commande de livre « via un réseau sans fil sans abonnement » et expliquent que près de 400 euros d’électronique dédiée, c’est une sacrée économie comparé aux supports traditionnels, d’autres, mezzo voce, grommellent et vitupèrent.
Certains éditeurs de livres, tout d’abord, qui voient la fin de leur métier arriver à grands pas avec la dématérialisation de leurs productions. Car s’il est vrai qu’aucune technologie n’en remplace complètement une autre, il est rare qu’un médium traditionnel ne laisse pas quelques plumes à chaque révolution technique. La presse papier n’a pas disparu avec la naissance de la TSF, qui n’est pas morte sous les coups de la télévision, qui ne périt pas de l’avènement d’Internet ou de l’IP-TV… mais la taille du gâteau reste peu ou prou la même, le nombre de convives ne cesse de s’accroître, les parts deviennent donc plus petites.
Accessoirement, avec la généralisation des ebooks va se poser également le problème du piratage. Pardon, de la contrefaçon. Et ceci d’une manière probablement plus prégnante que dans le monde de l’édition musicale. Car, même si une faible partie de la population continuera à acheter Jules Vernes au prix fort et les classiques scolaires au prix du platine, la proportion de canaux de diffusion « libres de droits » ira croissant. Si l’on peut invoquer qu’une composition musicale de Bach (J.S. ou JC, pas PDQ) est inféodée aux revendications de certains « ayants droits », en l’occurrence les interprètes de l’œuvre, le prétexte s’évapore dans le cas précis des choses imprimées. La claviste ou le couple « scanner/OCR » ne peut sérieusement être considéré comme un interprète, surtout si l’original ayant servi à la saisie automatique date du XIXème siècle. Les éditeurs européens voient, avec la généralisation des ouvrages numérisés, l’évaporation d’une rente de situation que leur conservaient jusqu’à présent les éditions papier. Il risque d’être d’ailleurs très intéressant de voir si le Ministère Public ou une quelconque Haute Autorité risquera le ridicule de poursuivre de prétendus « faussaires » qui auraient ouvertement échangé en « peer to peer » les œuvres complètes de Paul Féval ou d’Alexandre Dumas (père et fils).
Autre aspect de l’équation Kindle, la diversité très relative des sources. Il ne peut y avoir de véritable succès des livres électroniques sans un minimum de standardisation –ou unification- des mécanismes d’alimentation en contenu, des formats de fichier, des réseaux de revente. Autant de détails généralement antinomiques avec une réelle diversité. L’exemple de ce qui se passe actuellement dans le domaine de la variété musicale prouve à quel point dématérialisation rime souvent avec massification, concentration et, à terme, appauvrissement et formatage de l’offre. Combien de temps faudra-t-il pour que les petits éditeurs, les Odile Jacob, les Philippe Sers, les héritiers de l’édition traditionnelle à la Losfeld ou à la Serg soient aussi marginalisés que Boucherie Production ? Kindle, le eReader Sony, le futur –et énième- ebook d’Apple et leurs cousins riment avec Amazon, Google, Sony (également éditeur). Pour l’heure, Amazon utilise un format propriétaire ; soi-disant pour éviter le piratage, mais qui en fait est un moyen visant à multiplier les ventes de terminaux. Car la véritable différence entre un ebook et un véritable bouquin, c’est que le dernier se prête, s’offre, s’échange. L’achat de 3 ou 4 ouvrages peut simultanément satisfaire trois ou quatre personnes différentes dans une famille. Ce n’est pas le cas de l’ebook, puisqu’il concentre en un point de lecture unique tout le contenu acquis. Ce n’est à priori pas le cas du Kindle puisqu’il utilise un format propriétaire. Sony l’a bien compris, qui espère se tailler une place à grands coups de « format ouvert ». En attendant que la situation s’éclaircisse, les professionnels de l’édition freinent des quatre fers. Les livres électroniques proposés en Europe sont en moyenne 4 fois plus coûteux qu’aux USA, l’offre est relativement famélique en dehors des Blockbusters américains et les lecteurs eux-mêmes coûtent, selon les pays, entre 50% à 200% plus cher qu’Outre Atlantique. C’est le témoignage qu’en font notamment nos confrères de Der Spiegel. A Libé, on précise que la dime imposée par Amazon représente 70 % du prix de vente de l’ouvrage…avec de telles marges, on comprend mal quel rôle peut encore jouer l’éditeur. Tout semble fait pour que les auteurs cherchent à traiter directement avec le diffuseur et que toute concurrence éditoriale soit éliminée par malthusianisme économique.
L’on pourrait également invoquer la récente mésaventure survenue il y a peu aux utilisateurs d’eBook ayant eu la mauvaise idée de télécharger les œuvres d’Orwell. Lesquelles, afin de respecter la tradition orwellienne, se sont faites censurer par le réseau Amazon pour de sombres histoires de droit de reproduction qui n’auraient dû regarder que le diffuseur.
Cette mésaventure a mis en évidence deux gros problèmes liés à l’édition électronique sur support dédié : d’une part, la connaissance directe par le diffuseur de la teneur des textes possédés par chaque usager. Dans le domaine musical, récupérer l’intégrale de Britney, légalement ou non, sous-entend très peu de chose en termes d’implication idéologique. Une compil de Nietzsche, le Best of de Bentham ou de Marx (Groucho ou Marx, tous deux sont subversifs à leur manière) ou la dernière édition de Louis-Ferdinand Unplugged, voilà qui possède une toute autre résonnance si cela se retrouve dans l’un des champs de l’un des deux fichiers Edvige2. Dis-moi ce que tu lis, je te dirais qui tu es, qui tu fréquentes, comment tu votes, ce que tu achètes, plus quelques détails sur ton pouvoir d’achat, tes orientations sexuelles, religieuses… les clients d’Amazon et de Google le savent déjà très bien, à la seule vue des publicités et « suggestions d’achat » accompagnant généralement leurs pérégrinations Internet. L’analyse plus fine d’un service de police risque d’être considérablement plus intrusif, et bien fol serait celui qui espèrerait un instant que ces informations restent sagement conservées dans les coffres d’Amazon et de ses concurrents.
Achevons ce rapide survol des aspects négatifs de l’édition électronique en mentionnant la disparition à terme de tout patrimoine culturel familial dans les tranches sociales moyennes et défavorisées. Car à l’exception de la frange décroissante des personnes qui persisteront à vouloir se constituer une véritable bibliothèque papier, la majorité des consommateurs adoptera à terme le livre électronique. C’est inéluctable. Et avec cette adoption disparaît toute possibilité de transmission culturelle intergénérationnelle. Le livre binaire du grand-père ne pourra plus être lu par le lecteur de son petit fils. Parce qu’il sera protégé par un DRM ésotérique, parce que le format utilisé sera tellement dépassé qu’il ne figurera plus au nombre des fichiers à reconnaître, parce que les mécanismes d’échange entre différentes générations de lecteurs rendront illusoire toute tentative de transmission. C’est déjà le cas aujourd’hui avec la « musique téléchargée », cela risque de l’être avec les livres dématérialisés.
Mais tout n’est pas si noir dans le domaine de l’encre binaire. Les patrons de la presse traditionnelle y voient un second souffle qui viendra réalimenter la pompe à phynance des périodiques. Rien n’est moins sûr, car si le virage du payement « à l’article » n’a pas su rencontrer un public avec le développement de la presse en ligne, il y a peu de chance que les réactions des lecteurs soient différentes avec l’arrivée de l’ebook, qui n’est qu’un avatar de l’évolution d’Internet et des NTIC. Les auteurs indépendants auront également beaucoup à y gagner. L’ebook, c’est la mort des éditions « à compte d’auteur », c’est le pouvoir d’éditer à la portée des caniches aurait dit Louis-Ferdinand. C’est aussi, et surtout, l’abolition des frontières éditoriales, la possibilité de se fabriquer sur mesure la bibliothèque de l’honnête homme –quelque soit la définition de cette honnêteté- et l’accès immédiat et gratuit à tout le patrimoine écrit de l’humanité. A commencer par Gallica, par le Projet Gutenberg , par les mille et une initiatives conduites par les confréries littéraires de tous bords.