Le Projet Gutenberg est à l’origine l’expérience d’un universitaire, Michael Hart, qui souhaitait créer une sorte de bibliothèque de Babel électronique comprenant les versions ebook de tous les ouvrages tombés dans le domaine public, et ce quel qu’en soit la langue, la provenance, la confession ou le sujet. Mais voilà que Greg Bear (auteur notamment des romans Eon et Eternité), s’étonne de trouver autant d’ouvrages de science-fiction récents dans cette bibliothèque virtuelle. Et la SF, c’est de famille, chez les Bear, puisque Madame Astrid Bear n’est autre que la fille de Poul Anderson, champion d’une SF droitisante et space-opéresque des années 60 à 80. Un Poul Anderson dont on retrouve également quelques nouvelles dans la longue liste des romans d’anticipation diffusés par le site. Mais ce n’est pas le seul, loin de là .
James Blish, Jack Vance, Philip K. Dick, Frederik Pohl, Fritz Leiber, Poul Anderson, Norman Spinrad, Kurt Vonnegut, Frederic Brown, Robert Scheckley pour ne citer que les plus connus : autant d’auteurs contemporains de science-fiction dont certaines œuvres de jeunesse ou nouvelles parfois alimentaires se retrouvent en téléchargement gratuit. Pourtant, certains de ces auteurs sont encore bien vivants, théoriquement protégés par une loi sur le Copyright Etats-unienne assez semblable à ce qui se pratique en France : les droits s’étendent 70 ans après la mort de l’auteur.
Mais tout n’est pas si simple, au pays du dollar. Car un auteur peut fort bien céder la propriété morale de son œuvre au profit d’une entreprise (généralement son éditeur). C’est notamment le cas de la majorité des « super-héros » de bandes dessinées. Dans ce cas, la durée du copyright détenu par une entreprise est considérablement réduite (28 ans après la date de première publication dans certains cas). Un droit qui peut être prolongé par l’ayant droit, moyennant réclamation et finances, mais qui souvent est abandonné lorsque la société d’édition disparaît. Alors, quelle était la nature du contrat liant un Philip K. Dick ou un Robert Scheckley à un des nombreux concurrents de Astounding Science-Fiction ou de Galaxy ? Pour les uns, ces périodiques ne constituent pas un « précédent » permettant à Gutenberg de décréter que l’œuvre est tombée dans le domaine public. Pour les autres, ce n’est là qu’une question d’interprétation, seule comptant la loi au moment où l’œuvre a été éditée et éventuellement protégée. Au centre du débat, l’exemple de The Escape, une nouvelle de Poul Anderson, théoriquement tombée dans le domaine public, mais « re-protégée » un an après sa première publication à l’occasion de la sortie d’une version plus étendue, sous le titre de Brainwave. Le blog e-reads nous explique les arcanes du droit américain en matière de protection des œuvres littéraires et expose le point de vue des époux Bear. Sans condamner l’ensemble du travail de l’équipe Gutenberg, les deux défenseurs des vieux auteurs de Space Opera estiment que le « projet » a outrepassé ses droits.
Déjà , par le passé, quelques auteurs européens (donc certains Français) s’étaient retrouvés « dans le domaine public selon la loi des USA ». Un détail du « droit du sol » que contournait l’aspect international d’Internet, et qui permettait ainsi aux amateurs Français de belles lettres de se procurer gratuitement et en toute illégalité des ouvrages encore protégés en nos contrées.
Cette affaire de « piratage par interprétation »ou « d’interprétation du piratage » survient à un moment crucial : celui de la naissance du livre électronique « as a business ». Google s’apprête à lancer sa bibliothèque électronique en ligne, où chaque client pourra stocker quelque part dans le cloud ses avoirs virtuels achetés auprès de Google et de son réseau de revendeurs affiliés. Apple, de son côté, offre via l’AppleStore un catalogue souvent accusé de puritanisme mal placé, et pour l’instant d’une indigence abyssale en termes d’œuvres classiques. Probablement en raison de leur gratuité, donc absence de chiffre d’affaires, puisque par définition, tout ce qui est classique est tombé dans le domaine public. Chez Amazon, le récent scandale d’une « censure à distance » des livres électroniques achetés par certains de ses clients (la fameuse affaire Orwell ), a rappelé aux cyberlecteurs que le monde des ebook est avant tout une affaire de business, et non une aventure culturelle.
Ces différentes forces en présence se livrent en grand secret une bataille sans merci, qui risque fort de reproduire les mêmes erreurs et les mêmes excès que ce que l’on a pu voir sur le marché de la musique numérique. D’un côté, la sauvegarde d’un patrimoine de l’humanité défendue par quelques utopistes et convoitée par un ou deux chevaliers d’industrie qui espèrent en tirer quelqu’argent. De l’autre, la quasi industrie de la nouveauté, qui s’étend du quotidien d’information au dernier Goncourt, en passant par les publications thématiques telles que la littérature enfantine ou le roman policier. Entre l’Art et le quotidien, entre la culture et le divertissement, le lecteur, pour qui la dématérialisation de l’œuvre et son rattachement à un format parfois propriétaire et à un support indiscutablement éphémère, se demande s’il a le moindre espoir de voir sa bibliothèque lui survivre et s’il sera possible de léguer son patrimoine culturel littéraire comme il n’y a pas si longtemps l’on pouvait léguer une collection de livres. Et quels livres ? Un lecteur, également, noyé dans un océan de nouveautés dont il est impossible d’établir la moindre valeur autre que marchande. Un lecteur, encore, qui voit ses choix chaque jour un peu plus formatés par les grandes maisons d’édition de livres électroniques, dont le catalogue se restreint (ou se restreindra) au plus rapidement rentable. Un lecteur enfin, qui ne comprendrait pas pourquoi un éditeur continuerait à « vendre » les textes d’un auteur du XVème ou du XIXème siècle alors que même la notion de droits voisins a disparu en même temps qu’ont disparu le papier, l’encre, le brochage, la diffusion…